Par Delphine Nouind

Cet article trouve sa source dans les témoignages et vécus partagés par des femmes[i] vivant en zone rurale, en zone périurbaine et urbaine au Cameroun sur un sujet d’actualité qui impacte leur quotidien à l’occasion de la Journée internationale de la femme rurale ce 15 0ctobre 2022 dont le thème est : « Les femmes rurales face à la crise mondiale du coût de la vie »

Le 15 octobre, une journée de plus dédiée aux femmes, rurales, pour marteler tout ce que l’on sait : pauvreté, autonomisation, discrimination face à la propriété des terres. En 2022, les objectifs de développement durable passeront-ils le cap des crises successives ? Après la crise sanitaire, la crise énergétique, c’est la pression inflationniste. Tous les doutes sont permis. L’autonomisation des femmes marche à reculons.

Au Cameroun, avec la mondialisation des impacts liés à la guerre en Ukraine on ironise, pince-sans-rire que le « manioc vient d’Ukraine » pour illustrer les répercussions de cette guerre sur les populations africaines notamment sur les femmes, tellement les coûts des denrées alimentaires augmentent. Le manioc, aliment de base est un maillon fort du filet de sécurité alimentaire dans les zones de forêt africaines. La situation est préoccupante. Les prix d’autres aliments du panier de la ménagère s’affolent également sur les marchés. Des racines (tubercules) aux feuilles tout se consomme dans le manioc dont la farine sans gluten est de plus en plus prisée au-delà même du continent. De nombreux dérivés du manioc sont des aliments du socle d’une culture alimentaire : Mintoumba, Bobla(ou Bobolo), foufou, gari. Pour des utilisations diverses, l’amidon etc…

La production insuffisante du manioc est prise d’assaut pour combler la raréfaction du blé dans la production du pain, on voit de plus en plus des recettes mixtes de farine blé/manioc, blé/plantain, blé/patate douce donnant ainsi lieu à une forme de tropicalisation de la fabrication du pain pour le bonheur des papilles gustatives des consommateurs avec des variétés de pains. Le pain de Kumba fait à base de patates douces a déjà fait ses preuves. Les makala (beignets) ont le vent en poupe notamment les beignets de manioc/bananes douces ou de farine de maïs. Cette diversification des choix et des goûts est hors de prix pour certaines familles. C’est une pression supplémentaire sur les stocks des feuilles de manioc (le Kwem), les tubercules et les farines locales disponibles alors que la production ne suit pas. À cela, s’ajoute l’écoulement de la production locale vers les marchés traditionnels sous régionaux de la zone CEMAC – Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale : Gabon – Guinée équatoriale – République centrafricaine – Congo (Brazzaville) – mais aussi vers les marchés de la ZLECAF – la zone de libre-échange continentale africaine qui stimule désormais le commerce interafricain. Les racines de manioc sont exportées en France (93% en 2009), Belgique (4%) Suisse (3%) selon les statistiques de la FAO. Une autre pression supplémentaire sur la production nationale. Face à tous ce challenge commercial, national, intercontinental et international, il y a tout simplement une insuffisance criarde de l’offre face à la demande de manioc.

En termes de production, 645 133 Tonnes de manioc sont exportées sur une production totale de 2 782 834 tonnes (2008) pour une population de près de 25 000 000 de personnes au Cameroun. Le manioc est le 2ème féculent le plus consommé après le riz. 80 % de la population consomme le manioc ou un de ses produits dérivé. Les autres tubercules présents dans l’alimentation des Camerounais sont le macabo, l’igname, le taro.

Manioc

Le blé se raréfie, offrant ainsi une chance au manioc serait-on tenté de croire, mais comment augmenter la surface agricole des champs de manioc en comptant uniquement sur la seule force de ses deux bras ? Le travail est pénible faute de mécanisation. Les femmes ne sont pas souvent propriétaires des terres en zone rurale. Elles ne sont pas bancarisées, c’est-à-dire qu’elles ne répondent pas aux critères pour ouvrir un compte bancaire traditionnel. Par conséquent, elles ne peuvent pas prétendre aux crédits pour lesquels une garantie telle que le titre foncier est exigé. Dès lors comment booster leur business agricole et augmenter leur production avec un impact sur la production nationale? Des agricultrices de l’association HISSIS à Hikoadjom déplorent le fait que les boutures de manioc dès qu’elles sont mises en terre sont ciblées par les « Mbep » animaux (rongeurs) friands de jeunes pousses, compromettant ainsi les futures récoltes. Démunies, les femmes sont très découragées de cultiver pour rien si ce n’est que pour nourrir des animaux de brousse. Cette inquiétude soulève une autre question, celle de l’alimentation des espèces de la forêt et de la difficile cohabitation entre rongeurs et cultivateurs. Les experts des eaux et forêts auraient-ils des réponses à ces préoccupations des populations des zones rurales ? Il y a là des enjeux environnementaux pour toutes les espèces animales. Quelles pratiques innovantes envisager dorénavant dans la culture du manioc ? Comment éviter un acharnement destructeur sur les rongeurs afin que l’espèce ne disparaisse pas complètement, et ne pas impacter la biodiversité ?

La préparation d’un hectare de terre en zone de forêt (abattage, sciage des arbres, propreté et labours) est aujourd’hui estimée à plus ou moins sept cent mille[ii] FCFA(1067,14euro), nous confie un agriculteur à Hikoadjom. Une somme énorme et inaccessible si on n’a pas de compte bancaire pour prétendre à un crédit dont l’acceptation est incertaine vu les conditions d’emprunt. D’où l’intérêt d’un accroissement du taux de bancarisation des personnes vivant en zone rurale pour stimuler les productions agricoles tenant compte des leurs réalités.

Agricultrice, c’est le 1er métier des femmes en zone rurale. Selon l’ONU, 1 femme sur 3 est employée dans l’agriculture dans le monde. En Afrique, les femmes travaillent dans l’informel, sans aucune protection sociale, sans aucun droit au travail. Piliers des familles, elles n’ont pas accès aux soins élémentaires de santé – souvent fragilisées par de nombreuses grossesses -, à l’eau à l’éducation. La paupérisation de la femme rurale ne fait que s’accentuer au fil des années si des réponses structurelles et adaptées ne sont pas trouvées à des problématiques spécifiques qui les concernent.

Mintoumba

Pour toutes les raisons évoquées ci-dessus, la pression sur le manioc doit être rapidement jugulée afin de soulager les estomacs, les esprits, les porte-monnaie, accroître l’économie en zone rurale ainsi que la production agricole nationale. C’est un enjeu de développement économique et social. C’est une question de sécurité et d’urgence alimentaires. C’est un business potentiel. Certains l’ont bien compris. Les Chinois notamment seraient en train de produire des variétés améliorées d’igname et du taro, la recherche aidant grâce à une mécanisation très poussée qui bouscule les lignes et inverse les tendances. Tout doucement s’installe une importation de ces de ces tubercules pour répondre à une demande de consommation imposée par les traditions alimentaires et une démographie galopante.

Bobla(ou Bobolo)

La filière manioc qui fait l’objet d’une stratégie de développement du Ministère camerounais du commerce se doit d’être constamment très ambitieuse et compétitive. « Les cultures vivrières occupent plus de 50 % de la population active rurale au Cameroun et contribuent pour 64 % environ au Produit intérieur brut agricole[iii]». Les femmes sont nombreuses dans la production du manioc et majoritaires dans la transformation de ce tubercule. L’employabilité de la filière manioc doit être durablement améliorée et conservée pour les femmes et pour les jeunes.

Bobolo (bâton de manioc) et poisson à la braise

[i] Merci à Rose, Patricia, Catherine et Elisabeth pour leurs contributions

[ii] Le SMIG au Cameroun est de 36000Fcfa(2022) soit 54,88euro

[iii] Stratégie de développement de la filière manioc au Cameroun – 2010/2015 Page 13

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